Il est crucial de reconnaître qu’à l’ère de l’économie mondiale interconnectée, les violations des droits de la personne représentent de véritables risques d’investissement, et pas seulement des préoccupations éthiques. Les investisseurs sont de plus en plus confrontés à des conséquences financières, juridiques et réputationnelles lorsque les entreprises dans leurs portefeuilles sont associées à des abus, notamment des sanctions réglementaires, des réactions négatives des consommateurs, des perturbations opérationnelles et des pressions des parties prenantes pour désinvestir.

L’inégalité structurelle comme risque systémique

Les droits de la personne représentent le seuil minimal de bien-être et de dignité. Des droits tels que la non-discrimination et l’égalité, fondés sur des principes moraux et le droit international, sont essentiels à la participation économique, sociale et culturelle. Les violations, comme le travail des enfants ou l’absence d’emploi formel, exposent non seulement les entreprises à des risques idiosyncratiques à court terme, mais nuisent aussi à l’éducation, à la santé et aux perspectives futures, aggravant les inégalités et limitant le bien-être à long terme. Ces enjeux sont interconnectés et cycliques, et deviennent des risques financiers matériels lorsque des inégalités systémiques s’installent.

Bien que la diligence raisonnable en matière de droits de la personne (DRDP) ne puisse à elle seule éliminer l’inégalité, elle offre une base cruciale permettant aux investisseurs de gérer les risques matériels en comprenant et en abordant les façons complexes dont les activités commerciales affectent la vie des gens. Malgré des décennies de cadres relatifs aux droits de la personne, de nombreuses stratégies de croissance économique (approvisionnement en matières premières, sous-traitance, politiques salariales) n’ont pas priorisé la distribution équitable des bénéfices. Par choix ou par négligence, les décisions d’affaires ont contribué à l’inégalité structurelle, désormais ancrée dans les économies et reconnue comme un risque systémique pour les investisseurs.

Intégrer les droits de la personne dans les stratégies d’investissement

Pour gérer ces risques, les investisseurs doivent intégrer les droits de la personne dans les modèles d’évaluation et l’allocation du capital. Des risques tels que l’exploitation de la main-d’œuvre, le déplacement de communautés ou l’absence de mécanismes de recours peuvent directement affecter les flux de trésorerie, le coût du capital et la croissance à long terme d’une entreprise. Par exemple, des allégations de travail forcé peuvent entraîner des amendes, des ruptures de chaîne d’approvisionnement et des boycottages, érodant les bénéfices et la valeur de la marque. Un exemple notable : le scandale du travail des enfants en 2023, où une entreprise de nettoyage a été condamnée à une amende de 1,5 million de dollars pour avoir employé plus de 100 enfants dans des conditions dangereuses dans des usines de transformation de viande. L’incident a suscité un examen approfondi de la part des investisseurs institutionnels, qui ont exigé des comptes et des mesures correctives. Les répercussions sur la réputation et la pression des investisseurs ont menacé la performance financière et soulevé des préoccupations plus larges quant à la diligence raisonnable dans les portefeuilles de capital-investissement. Ce cas reflète une tendance croissante : les investisseurs tiennent les entreprises responsables des violations des droits de la personne tout au long de leur chaîne de valeur. À mesure que la réglementation se resserre et que les attentes des parties prenantes augmentent, les entreprises qui ne respectent pas les droits de la personne risquent de perdre la confiance des investisseurs et l’accès au capital.

Les investisseurs peuvent adapter leurs modèles d’évaluation en intégrant une analyse de scénarios pour les dommages à la réputation, en actualisant les flux de trésorerie futurs pour les faiblesses en gouvernance, ou en appliquant des primes de risque aux entreprises opérant dans des régions à haut risque sans diligence raisonnable adéquate. Le capital devrait être dirigé vers les entreprises dotées d’une gouvernance solide en matière de droits de la personne, de chaînes d’approvisionnement transparentes et d’un engagement significatif auprès des parties prenantes. Les droits de la personne deviennent ainsi un prisme stratégique pour bâtir une valeur résiliente et durable. Les investisseurs à long terme doivent aller au-delà du rendement financier seul et examiner les conditions dans lesquelles il est généré. Une DRDP robuste offre une voie à suivre.

Une réglementation renforcée exige une diligence accrue en matière de droits de la personne

Le paysage réglementaire évolue rapidement : la Loi canadienne sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement impose des obligations de déclaration à un large éventail d’entités impliquées dans la production, l’achat ou la distribution de biens. La Directive européenne sur la diligence raisonnable en matière de durabilité des entreprises exigera des sociétés – y compris des multinationales – qu’elles mettent en œuvre des mécanismes de diligence raisonnable en matière de droits de la personne et d’environnement, ainsi que des plans de transition, imposant la diligence raisonnable dans la chaîne d’approvisionnement pour l’un des plus grands marchés mondiaux.

L’adoption par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme en 2011 demeure le cadre le plus autoritaire pour une conduite responsable des affaires. Les Principes directeurs affirment que les entreprises doivent éviter de porter atteinte aux droits de la personne et remédier à tout effet négatif, fournissant une base pour la diligence raisonnable des investisseurs concernant les risques financiers matériels.

Ces directives obligent les entreprises à combler les lacunes dans leurs opérations et leurs chaînes d’approvisionnement.

Au-delà de la quantification : l’évaluation qualitative

Les investisseurs manquent souvent de visibilité directe et doivent aborder des enjeux qui dépassent leur contrôle immédiat. Les lacunes dans les données demeurent un défi. Selon le rapport Social Transformation Baseline de la World Benchmarking Alliance, 78 % des 1 000 entreprises les plus influentes dans 68 pays et 26 secteurs n’ont obtenu aucun point sur les trois indicateurs de DRDP. Alors que 55 % des entreprises s’engagent publiquement à respecter les droits de la personne, moins de la moitié démontrent cet engagement par des actions concrètes, comme la mise en œuvre de la DRDP.

L’écart est encore plus grand dans les chaînes d’approvisionnement mondiales et les marchés privés. L’intérêt pour la mesure est fort, mais il existe une confusion courante qui assimile la mesure uniquement à la quantification. Lorsque quelque chose ne peut être facilement quantifié, il est souvent considéré comme non mesurable, ce qui mène à l’hésitation et à l’inaction.

Pourtant, parfois, un seul article de presse peut affecter la part de marché, un incident peut faire remuer les marchés. Les investisseurs peuvent obtenir des informations précieuses en se concentrant sur des indicateurs qualitatifs, tels que les structures de gouvernance, les politiques de droits de la personne et la transparence de la chaîne d’approvisionnement. Cela nécessite un changement par rapport aux métriques financières traditionnelles vers une approche plus globale de la diligence raisonnable.

Les évaluations des risques et des impacts sur les droits de la personne offrent aux entreprises et aux investisseurs un aperçu de la façon dont les activités commerciales affectent la vie des gens, servant de point de départ pour identifier et mettre en œuvre des mesures d’atténuation. Grâce à ces évaluations, les entreprises peuvent découvrir des problématiques au sein de leur milieu de travail (ex. : écarts de rémunération selon le genre), de leurs chaînes d’approvisionnement (ex. : travail des enfants), de l’accès aux produits et services (ex. : exclusion financière), et des communautés (ex. : déplacements forcés). Cela aide les entreprises à comprendre qui est le plus touché, et comment.

Sur la base de ces évaluations, les mécanismes de diligence raisonnable doivent examiner comment les entreprises préviennent et atténuent les problèmes de droits de la personne, y compris l’intégration dans les achats, les fusions et acquisitions, et les décisions d’allocation de capital.

Les mesures d’atténuation – qu’il s’agisse de politiques, de pratiques ou des deux – qui abordent directement les risques identifiés contribuent à protéger la valeur du portefeuille, à réduire les risques juridiques, réputationnels et financiers, et à prévenir l’aggravation des inégalités.

Même sans données parfaites, les signaux qualitatifs aident les investisseurs à évaluer l’exposition d’une entreprise aux risques financiers ou d’investissement et sa capacité à les gérer. La demande crée l’offre, même le fait de poser les bonnes questions peut faire avancer les choses, changer les conversations, remodeler les attentes et favoriser la responsabilisation.

Les investisseurs peuvent poser des questions clés :

• L’entreprise dispose-t-elle d’un comité au niveau du conseil d’administration supervisant les risques liés aux droits de la personne?
• Y a-t-il des engagements clairs envers des normes internationales telles que les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme ou les conventions de l’Organisation internationale du travail?
• Existe-t-il des preuves d’engagement des parties prenantes, notamment auprès des communautés vulnérables ou touchées?
• L’entreprise a-t-elle réalisé des évaluations des risques liés aux droits de la personne?
• Quelles divulgations l’entreprise fait-elle pour atténuer les risques saillants en matière de droits de la personne, comme l’esclavage moderne? Quels contrôles et processus de gestion des risques existent pour chaque droit saillant?

Les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme mettent aussi l’accent sur le droit à la réparation. La DRDP exige que les entreprises mettent en place des mécanismes de recours accessibles aux travailleurs et aux communautés. Ces mécanismes ne sont pas seulement des outils de remédiation, mais aussi de précieuses sources d’information sur les impacts potentiels en matière de droits de la personne. Les questions clés peuvent inclure :

• L’entreprise dispose-t-elle d’un mécanisme de recours?
• Est-il largement utilisé par les travailleurs et les communautés
• Comment le conseil d’administration surveille-t-il et répond-il aux préoccupations soulevées?

Diligence raisonnable adaptée au contexte

Un autre défi majeur dans l’utilisation de la DRDP pour lutter contre l’inégalité est la variation des cadres juridiques, de la capacité d’application et des normes selon les régions. Ce que les investisseurs peuvent raisonnablement demander, attendre ou vérifier dans des juridictions comme les États-Unis ou l’UE – où la transparence réglementaire et la surveillance de la société civile sont fortes – peut ne pas être réalisable dans certaines parties de l’Asie, de l’Afrique ou de l’Amérique latine, où l’application peut être plus faible, les données moins accessibles, et les risques plus profondément enracinés dans les chaînes d’approvisionnement.

Par exemple, une entreprise basée aux États-Unis pourrait être tenue de divulguer la démographie de sa main-d’œuvre ou ses mécanismes de recours, alors qu’un fournisseur en Asie du Sud-Est pourrait opérer dans un contexte où de telles divulgations ne sont pas exigées. Cette disparité ne dégage pas les investisseurs de leur responsabilité, elle souligne la nécessité d’une diligence raisonnable adaptée au contexte.

Les investisseurs peuvent s’adapter en triangulant l’information provenant d’organisations locales, de syndicats et de médias. Plutôt que d’exclure par défaut, ils peuvent privilégier l’engagement, en travaillant avec les entreprises pour renforcer leurs capacités et améliorer leurs pratiques.

L’engagement plutôt que l’exclusion

Bien que les tactiques d’exclusion comme le désinvestissement puissent sembler être une réponse simple aux risques liés aux droits de la personne, l’engagement est souvent un outil plus puissant et constructif. Par le dialogue actif avec les entreprises en portefeuille, les investisseurs peuvent favoriser une plus grande transparence et soutenir le développement de pratiques plus robustes en matière de droits de la personne. L’engagement permet de bâtir la confiance, de partager les attentes et de cocréer des solutions.

Cette approche aide non seulement à atténuer les risques, mais aussi à générer une valeur à long terme en favorisant des modèles d’affaires résilients, inclusifs et durables. L’engagement n’est pas seulement une stratégie, c’est une responsabilité.

Ne laisser personne de côté : bâtir une économie centrée sur l’humain

Alors que nous entrons dans la deuxième décennie des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, un changement de paradigme est nécessaire dans l’interprétation de leurs trois piliers. Ce changement nous ferait passer d’une focalisation étroite sur la prévention des préjudices à un cadre proactif pour réaliser et concrétiser les droits de la personne, une occasion partagée de promouvoir la dignité et l’équité par le biais des affaires, comme l’indiquent Jenny Vaughan et Dunstan Allison-Hope de BSR.

Un principe fondamental des Objectifs de développement durable des Nations Unies est de « ne laisser personne de côté », l’ODD 10 visant spécifiquement l’inégalité. La DRDP soutient des pratiques d’affaires éthiques qui, comme le souligne le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme Volker Türk, peuvent « reconstruire nos économies à l’aide d’une architecture qui renforce les droits humains et renforce de ce fait la confiance dans les gouvernements, le développement durable et la paix. »

La diligence raisonnable en matière de droits de la personne (DRDP) ne suffira pas à elle seule à recalibrer pleinement les inégalités, mais elle constitue un point de départ essentiel. Des initiatives prometteuses sont déjà en cours, comme le cadre en développement par le groupe de travail sur la divulgation financière liée aux inégalités et aux enjeux sociaux. La DRDP n’est pas seulement une exigence minimale pour bâtir une économie axée sur les personnes, c’est aussi un outil puissant permettant aux investisseurs de mieux gérer les risques importants. Intégrer les droits de la personne à l’analyse des investissements ne vise pas seulement à éviter les préjudices : il s’agit aussi de protéger la valeur à long terme et d’aligner les capitaux sur une croissance durable et inclusive.